premières années
Premières années
Quelque
part, dans une campagne sauvage habitée d’hommes et de femmes arrachant
chaque jour leur pain à la terre, dans une maisonnée guère plus pauvre
que celles environnantes, mais pas plus riche non plus, aux premières
pâles lueurs d’une journée d’automne, un bébé prend sa première
inspiration. Un seul petit cri à cette première goulée d’air humide,
Yulinda, première fille de cette famille d’humbles paysans n’était déjà
pas enfant à gaspiller ses larmes…
- Femme,
te voilà bien heureuse, une fille pour t’aider à la soupe, toi qui
chaque année m’as apporté un fils, dont les aînés ont déjà deux bras
solides pour le travail de ferme, tu pourras ainsi te reposer.
De
repos, avec un homme et déjà cinq garçons à nourrir et vêtir, avec les
trois vaches à mener au pré et la basse-cour à s’occuper, la brave
femme n’en avait guère. Mais en ce pays, il n’est point à la mode de
fainéanter et l’on tâche de s’accomoder des petits plaisirs de la vie,
cette première fille en était et les paroles de son gaillard de mari,
dures pour une oreille étrangère à cette contrée lui réchauffaient le
cœur. Quelle chance elle avait d’avoir un homme si bon à ses côtés…
…Le lendemain…
A
quelques lieues de là, trois religieuses vivaient une paisible retraite
dans une grande maison vouée à leur culte. En prières, chants, et
quelques occupations quotidiennes concernant principalement la
préparation des repas et la confection de conserves remplissant les
caves, leurs saisons s’écoulaient dans une heureuse tranquillité. Au
petit jour, sœur Aymelyne, la plus jeune des trois, se rendait comme
chaque matin aux latrines au fond du jardin lorsqu’elle buta contre un
panier… contenant un nouveau né simplement enveloppé d’un linge, ainsi
qu’un rouleau de parchemin… Comment Aderyu était-il arrivé là, nul ne
le sut jamais. Mais ses premières années changèrent radicalement la vie
de ces trois vieilles femmes, faisant résonner l’antique batisse de
rires et de galopades, d’un tempérament hardi et joyeux mais toujours
serviables envers ses trois mamies qui pourtant lui passaient toutes
ses bêtises…
-----
Deux enfances et deux destinées bien
différentes que celles de ces deux enfants pourtant arrivés au même
endroit au même moment, mais l’une et l’autre s’entrecroisant, ces
deux-là devinrent rapidement les meilleurs amis du monde, s’échappant
ensemble dès que possible dans l’une de leurs cachettes secrètes,
rivalisant à la course et à l’escalade où Yulinda se révélait première
d’une courte tête, aussi bien qu’en acrobaties de toutes sortes dans
lesquelles Aderyu excellait…
-----
L’année suivant
l’arrivée de Yulinda, point de naissance en leur foyer… bien que ces
familles considèrent toujours l’arrivée d’un nouvel enfant comme une
bénédiction divine, sa mère n’était point insatisfaite de ce petit
répit, d’autant que deux beaux petits gars firent leur arrivée sans
encombre par la suite au rythme habituel d’une grossesse par an. La
‘petite’ famille se considérait donc comme heureuse au regard des
normes en vigueur en cet endroit, le père arrivait à tirer de ses
champs de quoi faire vivre son monde et peut-être même pourraient-ils
faire l’acquisition d’un cheval de trait pour remplacer l’âne après la
prochaine moisson. La mère non plus ne se plaignait pas, son mari
n’étant saoul que quelques jours par mois, ses fils grandissant en
force et sa petiote dotée d’une intelligence pratique la secondant déjà
du haut de ses bientôt quatre ans pour la préparation des légumes et du
pain. Son ventre s’arrondissait une fois de plus, preuve que la vie
leur souriait…
…gémissements étouffés… cris de plus en plus
forts… hurlements inhumains… ce bruit allait-il donc un jour cesser ?
Yulinda se tenait sous un hangar, les mains serrées contre ses
oreilles, ses yeux grand ouverts regardant depuis des heures la course
du soleil dans le ciel…
puis le silence… effrayant silence…
claquement d’une porte… chuchotement de femmes… pas précipités de ces
mêmes femmes quittant la maison. Yulinda n’avait pas changé de position
ni d’expression.
La nuit était tombée, maintenant, et la
gamine était à genoux, visage fermé, au pied d’un lit où reposait le
corps sans vie de sa mère et de sa soeur qui n'était pas arrivée à
naître, à jamais prisonnière de ces chairs ensanglantées.
- Ne laisse pas s’éteindre la bougie, c’est très important.
- le… bébé ? avait-elle demandé. Paire de gifles en retour.
-
Impertinente ! ne vois-tu pas que le malheur s’est abattu sur notre
maisonnée ? veux-tu en plus attirer le mauvais œil ? surveille la
bougie !
... (à suivre) ...